Exposition « Mise à sac » (2012)

Exposition « Mise à sac – préface du catalogue

 

L’exposition « Mise à sac » a eu lieu du 19 avril au 6 mai 2012 à la Villa Dutoit de Genève. Elle est le résultat d’une invitation lancée par Visarte.Genève à tous les membres de Visarte en Suisse (Visarte est la Société suisse des artistes visuels) et de la Fédération act-art (qui regroupe les différentes associations d’artistes de Genève).

Prélude

Lorsque nous sommes partis à la recherche d’une proposition à adresser à tous ces créateurs, l’idée du sac nous a rapidement convaincus, au fond pour trois raisons :

1- le sac est un objet du quotidien dont le caractère très usuel et prosaïque peut être saisi comme tel ou alors servir d’appel à toutes sortes d’inventions et de sublimations ;

2- le sac peut être récipient ou objet, et les deux à la fois ;

3- le sac peut rester brut ou se métamorphoser, prendre tous les aspects, en deux ou trois dimensions, entier ou découpé, peint, sculpté, tissé.

Restait à partir à la recherche d’un sac adéquat, qui serait envoyé à tous les participants. Celui que nous avons trouvé nous a immédiatement séduits : avec sa fenêtre recouverte d’une feuille de plastique, il pouvait aussi devenir une vitrine, se muer en un cadre de photographie ou de vidéo, reproduire la forme traditionnelle du tableau.

En voyant l’incroyable variété des travaux présentés, nous pensons ne pas nous être trompés. Merci à tous les artistes de cette exposition, qui ont joué le jeu de la métamorphose du sac en oeuvre.

Et retour

Peut-être vaut-il la peine, après coup, de revenir sur cette « incroyable variété des travaux proposés » et d’en dégager les principales lignes de force. Pour établir une taxinomie (un brin sauvage, cela va de soi) des quelque deux cents réalisations, il faut partir des multiples alternatives entre les termes desquelles les artistes ont eu à se déterminer :

– Comme on pouvait le prévoir, certains d’entre eux ont largement négligé le fait que l’objet à transformer fût un sac ; la présence de la fenêtre autorisait, appelait presque un tel évitement. D’autres, au contraire, ont travaillé en compagnie de l’idée de sac, pour en faire une source d’inspiration, une matière à traiter, un catalyseur de sens et finalement choisir l’une de ses déclinaisons possibles.

– Certains ont produit une oeuvre dans la continuité de leur propre travail, de leurs thématiques personnelles, de leur style. L’esprit accueillant dira qu’ils ont agi par fidélité à eux-mêmes. L’esprit caustique rétorquera : non, par auto-conformisme. D’autres, considérant l’objet-sac comme un défi extérieur et au fond unique, ont créé une oeuvre totalement singulière dans leur propre parcours.

– Le degré d’intervention de l’artiste sur le sac a été très variable. Dans certains travaux, celui-ci est resté un récipient intact, un simple contenant, l’essentiel se passant à l’intérieur. Dans d’autres, il a été recouvert, remodelé et parfois, en une expression plus violente, lacéré, déchiré, brûlé. S.A.C, lisez « est-ce assez? » : les participants avaient à faire le choix du peu ou du beaucoup.

– Les artistes avaient aussi à se déterminer quant au degré de continuité ou de discontinuité formelle qu’ils souhaitaient entre l’extérieur-contenant et l’intérieur-contenu. Nombreux sont par exemple les travaux où ce qui aurait pu être une petite oeuvre faite pour être placée dans le cadre déborde finalement sur celui-ci, le contamine, l’absorbe.

– Fallait-il imaginer que le sac serait exposé au mur et donc vu frontalement, en face-à-face, ou au contraire qu’il s’offrirait au regard sous tous les angles ? Les anses offraient en tout cas la possibilité d’un accrochage en suspension. L’oeuvre doublerait son endroit d’un envers, et inviterait le spectateur à lui tourner autour.

L’ordinaire et ses négations

Le sac livré à la créativité des artistes était un clin d’oeil au fameux et très helvétique « sac Migros », dont il peut être considéré comme la variante neutralisée (en papier krafft, sans images ni textes), réduite (de moitié environ), et enrichie (d’une fenêtre). De son cousin, il porte cependant la trace, le souvenir, la référence. A telle enseigne que de nombreux travaux se sont élaborés sur ce lien, en habillant par exemple le sac de publicités de tous ordres. Ils en ont tiré, en général, un discours critique sur la société de consommation et plus globalement sur le commerce, l’échange de biens, la circulation folle de l’argent. D’où l’abondance, dans l’exposition, de billets de banque (faux) et de cartes de crédit (en papier).

Souvent, l’idée de sac a été associée à un monde de déchets. D’usage quotidien, banal, l’objet « prêt à porter » sert aussi de « prêt à jeter ». Les artistes en ont souvent fait le signe d’une société en débris, malade de surabondance. Ou alors d’une société qui traite ses exclus comme des déchets. Plus métaphoriquement, le sac a parfois représenté les rebuts de l’âme de l’artiste, la poubelle de son inspiration.

Mais d’autres ont refusé de voir le sac dans son usage ordinaire d’objet jetable. Inversant cette image (l’inversion est une figure rhétorique récurrente de la pratique artistique), ils ont voulu le rendre raffiné, précieux, sophistiqué. Pour affirmer cette élégance, ils l’ont recouvert de matières nobles, comme la dentelle ou la céramique qui lui donnent une plus-value artisanale ou comme la fourrure, avec sa connotation de luxe.

En un autre mode d’inversion du jetable, le sac est parfois devenu l’enveloppe de ce que l’on garde et que l’on protège des vagues du temps : un coffre à trésors, un écrin à bijoux, un carton de souvenirs, une boîte à reliques. Et même, sacralisation suprême, une sorte de tabernacle.

Quelques dispositifs

Un sac peut être ouvert ou fermé. Le volume était facultatif et la bidimensionnalité autorisée. Aplati, avec sa fenêtre, il devenait cadre avec passe-partout. Prêt à recevoir une oeuvre déjà existante ou un travail de circonstance. Que ce soit une peinture, un dessin, une gravure, une photographie ou même une vidéo (sa taille correspondant à celle d’une tablette). On mimait alors la forme-tableau, avec l’appréciation symbolique qu’elle apporte en corollaire : un cadre isole son contenu du reste du monde, lui attribue le prestige de l’art ou lui confère une valeur patrimoniale. L’oeuvre, dans ce cas, « se pose bien là ».

A l’inverse, déployé en volume, le sac est un moyen de transporter, de transférer, de transmettre. De nombreuses oeuvres ont pris appui sur sa vocation de passeur, de go-between du sens. L’objet s’est fait messager, diffusant ainsi des valeurs, des protestations, des inquiétudes. Il est souvent militant ; c’est le sac-tract. Il peut aussi être simplement informatif ou suggestif. Tout cela a induit une forte fréquence de l’écrit : aphorismes, poèmes, manifestes, slogans, textes scientifiques, simple adresse courriel (ou même code QR si l’on peut encore parler d’écrit à son propos).

Certains artistes ont fait du sac, avec sa vitrine semi-transparente qu’ils ont parfois doublée d’un voile ou d’un rideau, un dispositif voyeuriste. Ce qui se trouve derrière/dedans est à la fois caché et révélé. Cette mise en retrait favorise le mystère. Le spectateur est derrière sa fenêtre, ou face au trou de serrure. Il concentre son regard pour voir, de l’autre côté, une intimité en acte. Celle de l’intérieur du corps (par radiographie), du sexe bien sûr et de la mort. Et parfois, par inversion, le spectateur devient le regardé, par un oeil ou un visage reflet du sien.

L’intérieur du sac a aussi pu représenter un espace en miniature : espace artistique – théâtre, salle d’exposition, vitrine de musée – ou espace de vie en maquette – immeuble, chambre, jardin clos. Il est arrivé que la fenêtre soit doublée d’une grille, l’intérieur devenant un lieu d’enfermement, de claustration, la figuration d’une prison physique ou mentale. Ou alors, avec peut-être un degré moindre de violence, un aquarium, une cage de zoo, une cage à oiseaux.

De manière plus explicitement métaphorique, le sac a pu être une image du Moi ou, soyons plus freudiens, du Ça avec son ardeur dionysiaque. Rares sont en effet les représentations d’une intériorité heureuse et harmonieuse. Bien plus fréquemment, le sac s’offre comme boîte à cauchemars, comme boîte à horreurs dont on voudrait se débarrasser ou comme boîte de Pandore dont on craint de voir les contenus se disperser.

Autant de petits mondes… Il faudrait prendre chacune des oeuvres présentées lors de « Mise à sac » et se demander, tout en respectant sa singularité, quelle est sa généalogie, dans quelle orientation de l’art moderne ou contemporain elle se situe, de quelle lignée culturelle elle est l’héritière. On pourrait ainsi prétendre que, malgré les contraintes de support, de volume et de poids imposées aux artistes, l’exposition a gagné le pari d’être un panorama étendu des tendances de l’art actuel.