Série 01 – Les cadres du désir (« Vitrines »)

Vitrines

 

Les cadres du désir – Petite théorie visuelle de la vitrine

Par le mot vitrine, j’entends ici, banalement, la devanture vitrée d’un local commercial. En quoi la vitrine peut-elle intéresser la photographie ?

La vitrine de magasin, c’est à la fois un cadre dont les quatre bords sont reliés par une vitre et, derrière cette vitre, une élaboration visuelle qui hésite souvent entre le bi- et le tridimensionnel : surface dilatée dans la profondeur, volume fortement aplani. Un cadre qui délimite un champ, donc. Ou un champ qui remplit un cadre. L’analogie entre vitrine et photographie apparaît immédiatement. Photographier une vitrine, c’est par conséquent produire une mise en abyme : mettre un cadre dans un cadre, un champ dans un champ.

Une vitrine maintient le passant à distance de ce qu’elle montre. C’est pour lui la source d’un certain confort, car il n’est pas obligé d’acheter, il n’est pas obligé d’entrer dans le magasin. On lèche la vitrine, on ne la mange pas. Une vitre est là pour séparer regardeur et regardé ; devant et derrière la vitre, ce n’est pas le même monde. Nous sommes mis en position de spectateurs face à des objets exposés, mis en scène, montrés avec ostentation… Tout cela pourrait être dit aussi de la photographie.

Comme tout spectacle, la vitrine ne produit de la distance que pour mieux attirer. C’est l’éternel paradoxe de la séduction, ici adapté aux codes du visual merchandising. Dans sa vitrine, par sa vitrine, un magasin fait le beau. Elle est sa parure, son maquillage parfois, une  incitation et une invitation à entrer, à aller y voir de plus près, et à acheter ensuite, bien sûr. Fabrique d’illusion et de désir, elle est à la fois appât et promesse.

Et comme tout spectacle qui finit par nous offrir un miroir de nous-mêmes, il arrive bien souvent qu’une vitrine nous renvoie en reflet notre propre image, que le passant y aperçoive soudain sa propre tête au milieu des choses à vendre. Le voilà flatté d’être intégré à l’ensemble. La vitrine est, comme peut l’être la photographie, un miroir de Narcisse.

 

La vitrine en vie et en vain

Dans le cadre d’une exposition, cet ensemble de photographies forme une installation. Avec deux séries entrelacées, dont l’une propose des vitrines vivantes aux noms évocateurs et l’autre des non-vitrines : vitrines mortes, ou pas encore nées, ou perdues entre deux vies. Je conçois ce tressage comme une manière de signifier ce qu’est une vitrine à la fois en l’exhibant et en l’effaçant. C’est aussi le moyen de montrer qu’elle porte en elle sa propre disparition, sa propre absence.

Sandrine Le Corre voit dans la vitrine une « esthétique de la vanité ». L’auteure rappelle d’abord que la vanité est un « genre pictural symbolique qui se caractérise par la représentation d’objets dont la richesse et la beauté contrastent avec la présence inquiétante d’objets évoquant la mort ». C’est cette coexistence des contraires qui est intéressante et que j’ai essayé de faire apparaître dans mes vitrines.

Considéré de manière générale, dit Sandrine Le Corre, le mot « vanité » a trois sens relativement distincts :

1- la vanité est le caractère de ce qui se vante, qui est vaniteux, qui cherche à se faire admirer, à se faire valoir et pour cela s’expose avec excès, avec ostentation ;

2- la vanité est aussi une tentative d’échapper au réel en créant du paraître, de l’arti­fice, en se déplaçant sur le terrain du rêve, en produisant une apparence illusoire ;

3- la vanité est enfin le sentiment du vain, sentiment que quoi qu’on fasse, quel que soit l’effort pour le nier, tout est soumis à l’usure et à la dégradation, tout est tourné vers l’éphémère et la mort.

Chacune de ces trois définitions trouve dans la vitrine son champ de validité. « L’ostentation, l’apparence illusoire et l’éphémère sont donc les trois axes à partir desquels interroger, conjointement, vitrine et vanité, la vanité de la vitrine. »

C’est ce que, par la photographie, j’ai modestement tenté de faire ici.

 

[Ces textes doivent beaucoup à Sandrine Le Corre et à son ouvrage Esthétique de la vitrine, Paris, L’Harmattan, 2018]