Série 01 – Mille yeux et yeuses
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Mille yeux et yeuses
Sur les troncs des arbres, par exemple de ces chênes verts que l’on appelle aussi des yeuses, on trouve ici ou là des formes circulaires, créations naturelles ou effets de la scie du bûcheron. Photographiez-les. Dupliquez chacun de ces yeux de bois, inversez la copie et juxtaposez-la à l’original. Répétez l’opération cent, mille fois. Un regard fort naît parfois de ces paires d’yeux parfaitement symétriques. On y rencontre un visage sur un non-visage, on envisage un non-visage. J’aurais pu travailler sur des masques, voire sur des regards d’animaux, mais je voulais aller chercher plus loin dans l’inhumain et ce sont les yeux de bois qui se sont imposés.
L’artifice est simple, bien visible, mais efficace par l’ambiguïté qu’il produit. Il nous emmène quelquefois du côté d’Ingmar Bergman, du regard-expression : il renvoie à des dedans imaginaires, il révèle de fictives intériorités. Mais, en même temps, les yeux sont ouverts vers un dehors : ils nous observent, nous inspectent, nous jugent peut-être. Nous glissons ici de Bergman à Lang : du regard-expression, nous passons au regard-pouvoir. Fritz Lang : en 1960, dans les Mille yeux du Dr. Mabuse, les yeux sont privés de corps et même de visage. Lang invente le pouvoir vidéo, la caméra de surveillance. Mes yeux de bois ont quelque chose de cela. Dépourvus de tout corps, purs détails, taillés dans le végétal par le cadre photographique, privés d’échelle repérable, ils ressemblent parfois à des yeux-jumelles.
Pour maintenir un équilibre entre regard-expression et regard-inspection, et entre regard de quelqu’un et regard impersonnel – car ce sont ces ambivalences qui me semblent intéressantes – j’ai opté pour le rapport largeur/hauteur du cinémascope (1 : 2.35). De celui-ci Lang a prétendu, c’est bien connu, qu’il n’est « pas fait pour les hommes » mais « pour les serpents et les enterrements »…